La directrice du développement de l’Association francophone de Supply Chain Management AfrSCM Caroline Mondon revient pour nous sur trois décennies qui ont vu les entreprises industrielles et de distribution marquées au fer rouge par la mondialisation et la variabilité des marchés. Cette éminente experte internationale en Supply Chain Management retient deux évolutions majeures : à la tête des entreprises on commence – enfin – à aborder le métier comme un sujet de direction générale, après l’avoir longtemps assimilé, à tort, à la logistique ou aux approvisionnements. On assiste également à une montée en puissance de la méthodologie Demand Driven, portée par la nécessité de connecter davantage l’entreprise à la demande réelle dans un contexte toujours plus incertain. Rencontre.
- En matière de Supply Chain, qu’est-ce qui a changé, fondamentalement, depuis 30 ans ?
Nous sommes passés d’une fonction support gérée comme n’importe quel silo à une fonction transverse concernant l’ensemble des métiers de l’entreprise, destinée à créer de la valeur. C’est un changement majeur. La mauvaise traduction du concept, encore trop souvent assimilé, en France, aux seules activités logistique et approvisionnements, explique en partie pourquoi le management des supply chains est mal compris, au point que peu de dirigeants s’y intéressent. Pourtant le Supply Chain Management consiste à coordonner les trois flux financier, physique et d’information et de plus en plus le flux des compétences. Ce n’est rien de moins que le levier de la mise en œuvre de la stratégie de l’entreprise ! On est bien sur un sujet de direction générale.
- Vous êtes une fervente avocate de la méthode Demand Driven Adaptative Entreprise DDAE, un concept importé des États-Unis qui consiste à relier davantage l’entreprise à la demande réelle. De quoi s’agit-il et pourquoi retenir cette nouvelle approche comme un élément marquant du 21ème siècle en Supply Chain ?
Un peu d’histoire s’impose pour bien comprendre. L’évolution du Supply Chain Management, je la vis depuis près de trente ans. J’ai d’abord été une fervente ambassadrice du modèle MRPII (Material Resource Planning), le modèle dominant de pilotage des supply chains qui utilise le calcul MRP (Material Requirements Planning) que j’ai enseigné pendant plus de vingt ans. Je connaissais même les contenus de l’Apics par numéro de page, c’est dire à quel point j’adhérais à la méthode ! J’ai ainsi dispensé des centaines de formations à l’époque de Basics, devenue ensuite CPIM Part 1.
Je me souviens qu’à cette époque – j’étais alors directrice d’usine en PME industrielles puis salariée en temps partagé dans des entreprises en difficulté – je passais presque pour une magicienne en redressant les organisations dans lesquelles j’implantais le modèle MRPII. A travers la mise au point du Master Production Schedule (MPS) et du Sales & Operations Planning (S&OP) – des concepts difficilement traduisibles en français – dans les six mois l’entreprise améliorait ses taux de service en passant de 75% à 85 voire 90%, tout en diminuant ses stocks et en pacifiant ses rythmes.
J’ai ensuite été directrice Supply Chain à l’international chez Valeo où je m’occupais d’une dizaine de sites répartis dans sept pays. À cette époque on a commencé à implanter le fameux Toyota Pull Flow parce qu’on estimait que les prévisions des clients étaient devenues tellement fausses que c’était contre-productif de polluer les systèmes informatiques avec des informations qui entrainaient des stocks superflus et en même temps des ruptures.
On commençait alors à constater que des processus qui fonctionnaient très bien dix ou vingt ans auparavant se détérioraient. En cause la mondialisation, la variabilité des marchés clients, fournisseurs et internes avec un turnover beaucoup plus rapide des cadres et l’arrivée de nouvelles technologies qui engendraient toute une série de perturbations dans les processus.
Un exemple : au début de ma carrière en tant que directrice d’usine, l’un de mes KPIs était le nombre de messages de replanification du calcul MRP. Mes équipes devaient en avoir moins de dix par semaine. Aujourd’hui il y en a des centaines ! On a un système MRP censé nous aider à prendre des décisions de planification et dont on n’a pas le temps de traiter l’ensemble des suggestions de replanification. C’est devenu une véritable boîte noire.
Voilà qui m’a logiquement conduit à m’intéresser à la nouvelle méthode Demand Driven Adaptative Enterprise (DDAE) début 2012.
Les débuts du Demand Driven en France
C’est finalement grâce à mon expérience du Toyota Pull Flow chez Valeo que j’ai découvert et expérimenté l’idée de tirer les flux en fonction des informations de la vraie demande, plutôt qu’en fonction des prévisions fausses.
J’ai fait le lien avec la méthode Demand Driven Adaptative Enterprise quand j’ai découvert les travaux de l’américaine Carol Ptak basés sur la fameuse Théorie des Contraintes (TOC) du Dr Eli Goldratt. On s’est alors mises d’accord pour introduire en France avec AfrSCM (Ex Fapics) et ses partenaires cette méthodologie, en tant que pionniers.
La méthodologie a été testée dans plusieurs PME adhérentes de l’AfrSCM en France ; on a tout de suite observé des résultats spectaculaires sur l’augmentation du taux de service, la diminution des stocks et du Besoin en Fond de Roulement (BFR) – faut-il rappeler que la cause de mortalité n°1 des PME en France est le manque de trésorerie et les difficultés à emprunter auprès des banques…
Après ces expériences probantes, rendues publiques en 2014, des entreprises adhérentes plus grosses, comme Michelin, Figeac Aero, Lectra ou Radiall entre autres, se sont progressivement lancées dans l’aventure.
- Comment peut-on expliquer la méthodologie DDAE très simplement ?
Une entreprise qui adopte cette philosophie est une entreprise dont les dirigeants challengent les équipes sur les flux et non plus sur la réduction des coûts. Dans cette approche on fait tout pour que les flux ne soient pas interrompus par des manques de composants, de capacités, de compétences ou par des délais de sous-traitants imprévisibles.
On responsabilise tout le monde depuis le niveau du terrain car on considère que les opérateurs sont capables de comprendre comment protéger les flux pour satisfaire les engagements clients en fonction de la variabilité qu’ils rencontrent au quotidien. On est dans une philosophie très différente de celle du MRPII, du MPS et du S&OP traditionnels qui sont des approches plutôt « top down » linéaires. Nous sommes ici dans une approche systémique avec deux boucles de retours entre l’opérationnel et la tactique et entre la tactique et les décisions stratégiques. Cela permet de réajuster les décisions à chaque fois que cela est utile. Et négocier, par exemple, des investissements supplémentaires. In fine l’essentiel est d’obtenir un alignement constant entre stratégie, tactique et opérations. Quand on y parvient, les opérationnels ont l’impression que leurs dirigeants les comprennent et réciproquement. C’est très cohérent avec les philosophies Total Quality et Lean, qui font aussi la promotion de l’intelligence collective qui décloisonne les départements.
Le DDAE est finalement une démarche de conquête de nouveaux marchés grâce à un taux de service excellent qui flirte avec les 99% par rapport à la vraie demande client. Réduisant en même temps les stocks de 30% en moyenne, de même que les « throughput time » (le temps de traversée du système, entre les composants et le produit finis), souvent de façon spectaculaire. Une PME près de chez moi à Blois est ainsi passée de quatre-vingt-neuf jours de throughput time à dix jours en six mois ! À la clé, une réduction considérable du BFR que le dirigeant a pu utiliser pour financer la croissance de l’entreprise et des embauches.
- Où intervient la solution DDMRP – Demand Driven Material Requirements Planning – dans le processus DDAE ?
Le début de la méthode consiste à réaliser un pilote DDMRP : on positionne des buffers de stock qui sont des multiples points de découplages stratégiques pour atténuer la variabilité amont et aval. On engage ensuite un processus de Sales & Operations Planning (S&OP) composé d’une partie stratégique Adaptive S&OP et d’une partie tactique Demand Driven S&OP – qui s’ajoute au processus S&OP traditionnel – qui consiste à paramétrer le système de production composé des différents buffers : buffers de stock, de capacité, de temps, voire de compétence, dans la mesure où leur manque peut aussi générer des goulets d’étranglement susceptibles de bloquer les flux.
En définitive le DDMRP, c’est le début de l’histoire, un peu comme le Kanban est le début de l’histoire en Lean Management. C’est important de le souligner car beaucoup de personnes de ma génération peuvent témoigner que les entreprises qui ont fait du Kanban sans avoir compris la philosophie Lean ont échoué. Dans la même logique il me semble primordial qu’une entreprise qui se lance dans un projet DDMRP comprenne le modèle DDAE pour en faire progressivement leur nouveau référentiel.
- La mise en place d’un logiciel DDMRP est donc la première étape ?
Oui c’est l’étape pilote, très importante pour la suite, car elle va permettre, avec un logiciel DDMRP comme BEVOLTA – partenaire de l’AfrSCM – d’extrapoler le résultat sur l’ensemble de l’entreprise. Il est toutefois important de ne pas se focaliser uniquement sur les seuls flux physiques et bien voir la « big picture » : il ne s’agit pas d’un sujet pour les seuls ordonnanceurs mais d’un enjeu stratégique qui relève de la direction générale qui joue un rôle d’éclaireur. Il y a en effet cet écueil, un peu comme à l’époque du Lean avec le Kanban, de parler beaucoup du DDMRP et peu du DDAE, sans doute parce que la littérature en français manque encore sur le sujet.
Ainsi, Carol Ptak, Debra Smith, Christoph Lenhartz et moi-même allons faire paraître début 2023 deux articles de référence des Techniques de l’Ingénieur pour expliquer, en langue française, l’ensemble du modèle DDAE (il n’existe qu’en anglais). Le deuxième article racontera toute la progression, au sein de plusieurs entreprises adhérentes de l’association, entre le pilote DDMRP et la vision globale et systémique du DDAE.
L’idée est de dire aux entreprises : pour motiver vos salariés, intéressez-vous au modèle global DDAE qui est un modèle d’intelligence collective, tellement en phase avec l’époque !
Propos recueillis par Ghislain Journé.